Le début des années 90, un peu à l'étroit dans l'étude de la guitare classique. Heureusement mon prof, Pascal Eclancher, était plus passionné de musiques sud américaines et espagnoles que des suites de Bach. J'ai toujours eu beaucoup de culpabilité à ne pas avoir envie de les travailler à la guitare classique. Je n’aimais pas, il y avait un truc qui clochait dans cette musique. C'est tellement difficile à la guitare, mais tout le monde semblait si impressionné quand on disait être en train de les bosser. Un mélange de compassion et d'approbation respectueuse de la souffrance engendrée, c'était pour la bonne cause. Et face à cette morale qui semblait universelle, c'est toujours terrible de ne pas être certain de pourquoi on n’aime pas. Est-ce uniquement parce qu'on est fainéant ?
Aujourd'hui lorsque je les entends à la guitare, puis au luth pour lequel elles ont été écrites, je m'autorise enfin à assumer cet état de fait : les suites de Bach à la guitare, c'est pourri. Quel intérêt de se torturer à passer des positions de renversements qui font ressembler vos mains à celles d'un possédé en crise (et pour certains le visage aussi), pour qu'à l'écoute le résultat soit si besogneux par rapport au luth ? En réduisant la partition à la tessiture limitée des six cordes, on a perdu le mouvement, l'air, l'esprit même de cette musique. Bref, c'est Pascal et son amour pour la musique sud américaine qui m'ont fait ne pas arrêter. Car en face, il y avait tout ce que j'avais découvert grâce notamment à un archer passeur, Jean Yves Dezor, qui m'avait abreuvé de disques. Neil Young, Creedence, et dIRE sTRAITS, comme écrit sur les pochettes.
Pendant ces années d'adolescence, j'ai écouté tout Dire Straits, je me suis littéralement rempli de la musique de Mark Knopfler. De ces passions d'adolescent qui vous font connaître toutes les paroles de tous les morceaux de tous les albums, dans l'ordre. Les envolées lyriques, le son, l'écriture et la maîtrise de Knopfler. Par contre les jouer n’était pas la même histoire, et dix ans de classique ne m'aidaient absolument pas. Je ne comprenais quasiment rien à ce que Knopfler faisait. J'étais capable de jouer des pièces classiques compliquées, et j'étais récompensé pour ça au conservatoire, mais je me sentais minable face à des morceaux qui semblaient simples. J'arrivais vaguement à jouer des trucs, mais c'était moche. Les efforts, le travail assidu du classique s'avéraient inutiles et ne m'amenaient que de la frustration. Et en plus, les classiqueux avaient tendance à être méprisants pour ces musiques qualifiées de « simples », mais elles étaient surtout populaires. Si c'était si simple, pourquoi n'arrivais-je pas à les jouer alors que j'avais des prix classiques ? Bien plus tard, je retrouverai ce mépris pour Dire Straits dans le milieu rock et punk. Trop populaire aussi, mais pas pareil.
Mark Knopfler était devenu un vrai repère. Je n'ai jamais été un « fan » de qui ou quoi que ce soit, mais je lisais tout ce que je pouvais sur lui, comment il avait appris, sa technique main droite à priori désastreuse, mais qui lui avait donné cette touche si particulière. A chaque fois revenait la musique espagnole – ça je connaissais un peu – mais surtout le blues. Et même si d'autres guitaristes m'attiraient, c'est certainement par Knopfler que la liaison s'est produite. Et il y avait cette guitare que je trouvais magnifique, issue de la rencontre entre Rudy Pensa et John Suhr. Table en érable flammé, cette couleur ambrée, chaude et enveloppante, j'étais fasciné par cette guitare. Une guitare de luthier inatteignable pour moi, petit frenchy perdu en Corrèze.
Et en feuilletant un jour le fameux « Guitare et Claviers » de mon adolescence, je fus estomaqué de la voir en vente sur la publicité d'un magasin français. Mais le prix... 30000F ! Sept fois et demi le SMIC à l'époque. Et en plus ce n'était pas tout à fait la même que celle de Knopfler, elle avait un manche érable et un affreux entourage de micro aigu qui lui donnait un air pataud. Et 30000F pour ça ! Décidément, on se faisait vraiment avoir en France, on avait les miettes. Et je ne sais pas ce qui s'est passé dans ma tête, je me suis dit « puisque c'est ça, je vais la fabriquer ».
J'avais 16 ans, et aucune qualification en lutherie. Mais comme je l'ai dit par le passé (ici), tout ce qui était fabrication ne me faisait pas peur, j'apprendrai ce que je ne connaissais pas. C'était un défi qui m'enchantait. Alors je m'y suis collé, j'ai lu, acheté des magazines. Et je suis allé voir des luthiers. Je dois dire que je n'ai pas été toujours très bien reçu. Au début des années 90, beaucoup de luthiers français veillaient avec une jalousie de vieille bigote sur leur savoir faire et n'étaient pas prêts à partager. « L'acajou, l'érable, hmm, c'est des bois particuliers ça. Vous pouvez essayer, mais non, ça marchera pas... » était la réponse la plus fréquente. Il fallait s'exercer sur des bouts de bois sans valeur, ma première guitare serait forcément mauvaise, j'apprendrai avec le temps. Moi ça ne me plaisait pas du tout cette idée. Je voulais que ma guitare soit parfaite, dès le début, et je pensais, je voulais savoir, que j'y arriverais.
Alors j'ai pris mon temps. Je me suis renseigné sur la lutherie de la Pensa Suhr, visiblement elle n'avait pas un contour de Strat Fender. Alors j'ai photocopié, agrandi les images des magazines, j'ai extrapolé les déformations des photos (l'outil photoshop, au crayon à papier), et j'ai redessiné un corps. J'ai parcouru les ébénisteries et les scieries pour trouver un bel érable, « flammed maple » selon les américains. Mais lorsque je demandais de l'érable flammé, on me demandait : « Hmm, de la flamme d'érable ?... ». En effet, la flamme est autre chose, un bois flammé n'existe pas dans les dénominations françaises, c'est « ondé », point. Et puis un beau morceau d'acajou, mais rien près de chez moi, je trouvais un acajou brésilien et un érable des Vosges chez des vendeur de bois de lutherie. Mais le manche, je ne m'y suis pas lancé. Je choisirai un manche Fender de Strat Ultra, pour la touche en ébène. J'ai fait des pieds et des mains pour trouver les pièces. Peu de gens fabriquaient leur guitare dans ces années là, et les magasins de province me prenaient pour un doux rêveur. Les micros EMG, le Floyd Rose, le manche, tout ça m'a coûté très cher. La guitare avait intérêt à sonner, je n'avais pas le droit à l'erreur au vu de l'investissement.
1994, je commençais. Au lycée, à la réaction de tous les gens à qui j'en parlais, je voyais qu'ils me prenaient très clairement pour un mythomane. Et pourtant j'y suis arrivé. Coller le corps, le découper, faire les défonces avec mon père à la « Manu »***, sculpter la table, la teinter, coller le liseré au prix de maints efforts pour trouver un bois qui se plierait assez. Je confiais le vernis à une fabrique d'accordéons locale, et je dois dire que je ne fus pas très satisfait du résultat. Mais la guitare était presque terminée, ne restait plus qu'à assembler les pièces.
Avant même de m'y mettre, j'avais appelé mon pote Jérôme avec qui je jouais dans notre groupe « Pacoosh Blues » pour lui dire de passer et qu'on allait enfin, au bout de tant d'années, essayer la guitare. Je me souviens avoir fixé le manche, placé l’électronique, l'accastillage, mais je n'avais pas du tout prévu qu'il faudrait autant de temps pour tout faire. Et quand Jérôme est arrivé je me voyais obligé de terminer en quatrième vitesse. Le soir était bien avancé quand j'ai enfin branché la guitare dans mon ampli, et... je crois que je me souviendrai toujours du visage de Jérôme lorsque j'ai relevé la tête après les premières notes. Il était clairement mal à l'aise, et moi j'étais juste effondré. La guitare sonnait, mais le son était petit, aigrelet, pas du tout équilibré sur le spectre. La désillusion était immense. Je m'étais planté ? Tous ces efforts, toute cette application pour ça ? Ca n'était pas possible, ça ne pouvait pas sonner si mal. Certes c'était ma première guitare, mais j'avais pris le temps d'apprendre la façon, et je n'avais rien laissé au hasard. Les luthiers avaient donc raison, on me refusait le droit de réussir ce qui était si éloigné d'où je venais ? J'étais groggy. Alors oui, j'avais monté la guitare trop vite, sans faire attention aux réglages. Il restait uniquement cette chance pour que ma tentative ne soit pas un échec total. Et comme il était trop tard pour tout démonter, on est allé « se faire un graillou » comme on disait, triste et abattu, mais en nous consolant avec une bonne bouteille, merci Jérôme.
Le lendemain au réveil, je ne savais pas si je devais démonter la guitare ou tout abandonner en plan. Mais il fallait quand même essayer. Cette fois j'ai pris mon temps pour tout régler, le renversement du manche, la hauteur des micros, les harmoniques. Et c'est vrai que la guitare avait un autre contact, une autre tenue à vide, lorsque je la branchais dans l'ampli. Je crois que mon visage s'est illuminé des les premières notes. Je n'avais pas l'expérience que j'ai maintenant, mais ce que j'entendais était de loin bien meilleur que toutes les guitares que j'avais essayées alors. J'étais scotché. Un immense enthousiasme faisait oublier l'affreuse déception de la veille. Et j’apprenais au passage une autre belle leçon : l'importance capitale d'un vrai bon réglage sur une guitare.
Aujourd'hui je me dis qu'en effet, il aurait été plus raisonnable de fabriquer une première guitare avec des morceaux de bois sans valeur. Mais je n'ai jamais fonctionné ainsi, j'ai toujours voulu le meilleur, quoiqu'il m'en coûte. Ca peut être vu comme orgueilleux, mais j'ai à chaque fois mis tout en œuvre, humblement, pour y arriver. Voilà comment tout a commencé.
Corps : Acajou brésilien, table sculptée en érable ondé des Vosges, 2 pièces, liseret en frêne
Manche : Fender Strat Ultra, érable et touche ébène
Electronique :
• Micros : originellement EMG SA-SA-89, remplacés vers 2002 par 2 Lindy Fralin Blues Special (sur mesure), et un PAF Lindy Fralin
• Sélecteur 5P, volume, tonalité, split simple bobinage
Accastillage :
• Vibrato Floyd Rose
• Mécaniques Schaller, sillet à blocage
• Strap locks Schaller